Les Parisiennes au Carnaval, 1835

Les Bals Masqués

La saison des bals masqués est arrivée. Pourquoi ce retour annuel et précis des bals masqués ? Pourquoi sur les figures ce masque incommode et étouffant ? Pourquoi ce surcro ît de toilette ? N’est-ce point assez des danses, de la musique, de la richesse des vêtements, du luxe des salles, de la somptuosité des soupers, de l’éclat des lumières, et de ce bruit vague, frémissant, qui vous pénètre par tous les sens, vous exalte, vous enivre, comme le vertige de la valse tournoyante ? Pourquoi ce masque trompeur qui dérobe à tous les regards les traits de la danseuse, cache son air, ses yeux, sa bouche, son sourire, le plaisir qu’elle éprouve, tout ce qui est-elle enfin, pour n’offrir aux yeux qu’une image vague et indécise, au toucher qu’une main inconnue et mystérieuse, à l’ouïe qu’un son voilé et énigmatique, âme d’un corps absent, voix d’un être éclipsé, note d’un instrument ignoré, parole excitative qui dit tout et laisse tout en doute, affirme sans rien préciser ; nuage flottant et fantasque se prêtant à toutes les formes et à toutes les couleurs ? mascarade capricieuse, qui prend dans ses bras une femme et la défigure, détruit tout ce qui la fait elle ; la rend fugitive, insaisissable, protée, caméléon.

O toi qui, entre toutes les femmes, en cherches une faite exprès pour tes goûts, tes pensées et ta personne ; une femme qui puisse s’adapter à ton être, que tu puisses saisir dans tous ses détails, à la vie de qui tu puisses entrelacer la tienne ! ne cherche pas au bal masqué, car là la variété est réduite à la plus simple expression : toutes les femmes s’y ressemble ou plutôt se fondent pour n’en constituer qu’une seule, le type de la femme de nos jours, la femme masquée. Que si tu en désires une distincte des autres et pour toi seul, dis à ton imagination d’entrer en enfantement.

Et remarquez-le, les femmes seules prennent un masque. Quant aux hommes, c’est le visage découvert qu’ils vont aux bals masqués. Pourquoi cacheraient-ils leur figure ? Les hommes n’osent-ils pas tout demander aux femmes, le front découvert ? Sous un domino obtiendraient-ils plus facilement des aveux ? Les femmes leurs feraient-elles des révélations plus cachées et plus piquantes ? Mais que la femme soit arrivée de l’incognito, que sa personnalité propre soit couverte du manteau de toutes les femmes, alors elle consentira à vous ouvrir les secrets les plus intimes de son être, se laissant aller avec délice à ce libertinage d’esprit, dépouillant sa tunique de pudeur et rejetant sur son sexe le reproche qu’on lui adresserait à elle, si ce n’était le masque.

La femme masquée c’est la femme telle que les hommes l’ont faite, c’est l’odalisque fuyant pour quelques heures, sous le voile de la nuit, le harem de son ma ître, et courant, dans une aventureuse passion, oublier un instant la contrainte et l’abstinence. La femme masquée, c’est la femme qui prend sa revanche de l’exploitation de l’homme, qui poursuit son ma ître de ses agaceries, le faisant rougir, le tendant à le rendre confus, timide, embarrassé.

Ce sont les femmes qui ont maintenu jusqu’ici à présent l’usage des bals masqués. Depuis la duchesse jusqu’à la cuisinière, toutes raffolent des bals masqués. C’est là pour elles qu’est la liberté : aux unes le bal de l’Opéra, aux autres le bal de l’Odéon ou de la Porte-Saint-Martin. Le bal de l’Opéra est fort insignifiant pour une grande partie de spectateurs, surtout pour ceux qui, sortis de la province ou étrangers à un certain mouvement, à une certaine chronique des salons de Paris, ne sont accourus rue Lepelletier que sur l’antique renommée de ces bals d’Opéra o ù Mirabeau faisait tant d’heureuses victimes, où Charles X se prenait de querelle avec un Condé, o ù il était de règle que trois ou quatre femmes fussent, au sortir du bal, enlevées à leurs maris. Pour ceux-là le bal est fort ennuyeux avec toutes ces femmes en domino, paraissant inactives ; avec tous ces hommes en toilette, divaguant par la salle et en apparence sans but. Mais placez-vous en compagnie d’un de ces jeunes gens, piliers de salon, à l’affût de toutes les intrigues, confidents publics, profonds en biographies féminines et masculines ; sachant au juste, pour ce qui touche les femmes les plus jolies et les plus élégantes, le mouvement de va-et-vient de leurs amours, et alors ce monde, au premier abord monotone, revêtira pour vous un nouvel aspect. Quiproquos bizarres entrelacés de nombreux incidents, discrètes insinuations, demi-confidences, avis alarmants, interprétations faussés ou plaisantes, erreurs où souvent la jeunesse est dupe et la vieillesse habile, commencement ou fin d’amours, drame sans tête ni queue, et dont l’intrigue va se débrouiller on ne sait o ù. Tout cela plaisirs de gens comme il faut, dévergondage de bon ton.

Pour l’Odéon et la Porte-Saint-Martin, ce serait à moi folie d’en prétendre faire le récit. Ignoble crapule, amours de canaille, immonde réaction d’une bourgeoisie sans noblesse ou d’un vulgaire sautant à pieds joints dans la fange pour se dédommager d’une année passée dans la contrainte. Et pourtant entre l’Opéra et la Porte-Saint-Martin, si vous faites la part de la différence d’étages, l’analogie est complète : des deux côtés compensations d’une trop grande retenue chez des femmes qui, secouant une règle trop rigide, viennent chercher quelques heures d’aise, chacune à leur façon, et s’étourdissent par un lascif babillage sur les pénibles humiliations de la servitude.

A l’Opéra comme à l’Odéon ce sont des femmes échappées à la surveillance jalouse de maris mal assortis et disgracieux : femmes de banquier, dont la t ête s’exalte dans son oisiveté fastueuse ; femme de boutique, clouée tout le jour, comme enseigne et parade, au monotone comptoir ; marquise ou chambrière, victimes de salon ou d’antichambre, jeunes filles révoltées ; voilà ce qui peuple les bals masqués. Là elles peuvent se livrer à toutes les audacieuses rêveries, fruit de leurs longues heures inactives. Dansez, parlez d’amour, femmes ; le masque est sur votre visage, et la nuit est courte. Enivrez-vous, esclaves rebelles, faites provision de plaisir ; demain vous reprendrez vos chaînes. Amassez des souvenirs ; que votre curiosité avide se satisfasse. Laissez chez le costumier, avec la robe de soie ou d’indienne, la pruderie, les feintes, le mensonge. Mais hélas ! vous êtes des esclaves rebelles ; vous avez vécu de moeurs hypocrites ; vous vous êtes, par la volonté du maître, affublées de vertus imaginaires. Tant de contrainte entra îne bien des excès, et avec vos robes chez le costumier, vous avez dépouillé la pudeur, et, lasses de prodiguer à votre maître de fausses caresses, ici vous débordez de libertinage ; votre parole, ailleurs glaciale et cérémonieuse, va ici jusqu’à prostituer à tous le tutoiement de prédilection ; si votre figure rougit, ce n’est pas de pudeur.

Le bal masqué c’est la justice faite de la servitude du ménage.

LE GLOBE, JOURNAL DE LA RELIGION SAINT-SIMONIENNE VIIIe année – N°38 MARDI, 7 FÉVRIER 1832 , page 152 Toutes les institutions sociales doivent avoir pour but l’amélioration progressive du sort MORAL, physique et intellectuel de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre. ASSOCIATION UNIVERSELLE A CHACUN SELON SA VOCATION – APPEL AUX FEMMES. A CHACUN SELON SES ŒUVRES – ORGANISATION PACIFIQUE DES TRAVAILLEURS.