Le Carnaval en 1893

La Mi-Carême

Tout a conspiré en faveur d’une réussite complète : le temps, qui a été d’une douceur exquise, les confetti et les serpentins, confectionnés en abondance, qui avaient donné aux belligérants des munitions. Et qui n’était pas belligérant ? Les dernières résistances ont été vaincues. Il y avait contre les confetti des préventions. On leur reprochait, étant quelquefois ramassés à terre, d’être souillés de la poussière du sol. C’est un reproche qu’on n’a plus à leur faire, il y en a telle quantité qu’ils sont dépensés dans leur fraîcheur.

C’est devenu un divertissement universel. Les plus hésitants sont sortis de leur réserve, ils en ont reçu, ils en ont jeté. On a vu des messieurs très graves, des dames du meilleur monde, sans scrupule ni fausse gêne, se livrer à cet exercice, décidément entré dans nos mœurs.

Il est sans inconvénient, il n’est pas dangereux, pas salissant, et il crée cette complicité carnavalesque de tous, sans laquelle il n’est point de bon carnaval possible.

Le serpentin, d’une autre manière, plus gracieuse peut-être, a contribué à l’éclat de cette fête exceptionnelle qui comptera dans les fastes de la franche gaité parisienne. C’est un décorateur incomparable, avec ses tons fins et délicats, ses frissons légers. Il ondule, serpente, flotte, en banderoles capricieuses, et transforme les rues prosaïques en un décor de féerie. Vu de haut, à travers le gracieux tissu de ces fils entremêlés, roses, bleus, jaunes, d’un pâle si alangui, on eût dit d’un paysage idéal, d’un paysage d’hiver tout poudré de givre multicolore.

Le confetti et le serpentin ont été pour cette Mi-Carême ce que la lanterne vénitienne a été pour le 30 juin 1878.

Il y a eu trois reines qui ont donné lieu à trois cortèges, – et en plus le cortège des étudiants qui a été le clou de cette joyeuse journée.

Il y a eu la reine des reines, la reine du Temple et la reine du syndicat.

Les étudiants.

Les étudiants avaient la veille retiré au siège du comité, rue des Écoles, leurs costumes et dès dix heures du matin ils sillonnaient les environs du boulevard Saint-Michel.

On déjeune au galop, dans un restaurant voisin, pendant que devant la porte des garçons ornent de fleurs les roues des bicyclettes qui ouvriront le cortège. A onze heures, c’est une montée tumultueuse vers la place de la Sorbonne, où les commissaires courent de tous côtés, donnant des ordres et des contre-ordres. Le départ est fixé à 11 heures et demie, mais l’arrivée est lente et ce n’est qu’à midi qu’on peut passer une revue succincte du cortège.

Six omnibus, une tapissière et un landau ont été retenus. Ils sont pris d’assaut, et on descend au pas, au milieu d’une foule compacte, le boulevard Saint-Michel qu’on fait retentir d’airs baroques, de chants et de hurlements.

A midi et demi, on arrive par le boulevard Saint-Germain devant la Chambre des députés. Aussitôt de toutes les voitures o ù l’orchestre carnavalesque est disposé, monte, en hosannah, un Taraboum-de-hay des moins harmonieux.

« Le pont de la Concorde ! tout le monde descend de voiture. » Les omnibus reviennent sur leurs pas, le cortège traverse en désordre la place de la Concorde et gagne l’avenue Ledoyen au Cours-la-Reine. Aussitôt on se met en ordre.

Les étudiants doivent prendre place après les chars du Temple qui ouvrent la marche du grand cortège. On se range pour n’avoir qu’à défiler au commandement.

En tête, six jeunes gens montés sur bicyclettes et commandés par une jeune fille sur tricycle. Tous sont en tenue ordinaire, maillot et blouse multicolores avec le béret officiel, que les étudiants semblent vouloir faire revivre.

Ils précèdent le sire Carnaval, mannequin d’osier, recouvert d’étoffes jaunes et rouges. On le lie sur un âne ; d’un côté un joyeux viveur au teint rose comme son costume : c’est Mardi-Gras ; de l’autre un Basile bedonnant, et qui, en public, de son pinceau donne une solennelle et onctueuse bénédiction, le soutiennent.

La bannière du quartier Latin semble les couvrir de son ombre. Elle est escortée de beaux cavaliers en frais costumes d’étudiants du règne de St-Louis, de l’époque de Charles Martel et du XVIIe siècle.

Voici après une Héloïse rose en sa robe blanche, et un Abélard pâle en sa robe rouge et que pousuit de ses grands ciseaux Fulbert ; tout un escadron à âne de docteurs et de doctoresses de Molière : robe noire et chapeau pointu avec perruques bariolées.

La musique de l’Armée chahutiste a su, par des airs entraînant, ne pas laisser éteindre l’ardeur des soldats chahutistes. Leur équipement : pantalon bleu à raies rouges, tunique rouge, képi bleu et rouge, surmonté d’un petit balai avec un fusil et un sac à deux sous. On avait choisi des armes de petit calibre pour ne pas charger outre mesure des soldats dont le rôle était de donner les cancans les plus échevelés, de se livrer à toutes les fantaisies d’une chorégraphie sans méthode ; et la foule, qui n’a cessé de leur prodiguer bravos et éclats de rire, leur a prouvé qu’ils n’avaient pas été au dessous de leur tâche.

La vérité historique forçait cette armée à avoir un grand nombre de vivandières, qui ont bientôt déserté la cantine pour vendre En arrière ! organe officiel de l’armée du chahut, son unique numéro illustré, 50 centimes. C’était le prix minimum, mais les plus habiles savaient, -elles y avaient intérêt, – en tirer meilleur compte. Demandez à M. Lozé à qui on a oublié – les pauvres en auront le profit – de rendre la monnaie de 2 francs. Rechignait-on, ces dames que la pudeur n’arrêtent guère, montraient en un gracieux sourire de belles dents sous leurs grands chapeaux Miss Helyett ; s’il le fallait même, elles savaient d’un mouvement rapide relever, faire voler à hauteur de nez la jupe noire qui les recouvrait. Elles couraient ainsi de groupe en groupe – verbe haut et pied leste, remplissant vite leur escarcelle : un bonnet de nuit renfermé et tenu ouvert par un petit cerceau, épuisant leur provision du journal que les commissaires spéciaux, triomphalement installés dans un landau, leurs distribuaient.

Les différentes écoles représentées par des cornues et d’énormes seringues, des instruments de chirurgie intime, un code et une balance, dont les plateaux refusent obstinément de se tenir sur la ligne horizontale, précèdent les soldats coloniaux avec la bannière dont nous avons déjà parlé, et trainent, enchaîné, un Behanzin volontaire, beau noir de sang royal sénégalais.

Ses chaînes, en spirales multicolores, les pistolets d’aspect antique, ne semblent pas troubler sa placide figure. Le défilé sur les boulevards.

Les clairons sonnent, les tambours roulent, les musiques y vont de leur morceau, les étudiants chantent et dansent et les ânes de Robinson prennent leur petit pas saccadé.

Par l’avenue Marigny on arrive à l’Élysée, o ù M. le Président de la République, sur la terrasse assiste au défilé. Il répond par un salut aux acclamations des étudiants et ceux-ci vont remettre une corbeille de fleurs à Mme Carnot.

Le cortège s’engage rue du Faubourg-Saint-Honoré, puis rue Royale o ù les gradins de la Madeleine présentent le plus pittoresque spectacle de milliers de têtes couvertes – pour se préserver du soleil – d’un journal ou d’un mouchoir.

Sur tout le parcours les acclamations retentissent : Vive le quartier Latin ! et les chahutistes se mettent en nage pour mériter ces louanges ; les bis redoublent, et les bigophones reprennent les refrains cadencés. Chaque halte amène le recommencement du spectacle devant la foule renouvelée.

Dans leur landau, les commissaires saluent cérémonieusement ceux qui les applaudissent et choisissent dans les groupes des jeunes filles à qui ils lancent des confetti réunis en petite bombe qui éclate et répand une pluie bariolée lorsqu’elle arrive au but.

L’un d’eux a mis sa main dans une manche de lustrine que termine une main minuscule en carton, et rien n’est cocasse comme de voir ce salut étriqué fait par un personnage aux allures officielles.

Devant l’Hôtel de Ville, o ù on arrive à 5 heures et demie, la gaieté et l’entrain des jeunes gens redoublent ; ils donnent aux conseillers municipaux et aux membres du jury, un échantillon, comme disait l’un d’eux, « de nos meilleures aptitudes ».

Les commissaires vont serrer la main de ces messieurs, qui les félicitent de l’entrain endiablé qu’ils ont donné à la journée.

La reine des reines à son tour arrive à l’Hôtel de Ville, et le Conseil municipal la reçoit.

Le Journal Illustré

dimanche 19 mars 1893

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