Contre le Carnaval en 1844

Le Carnaval

Depuis le commencement de notre publication, nous n’avons pas manqué chaque année de protester, au nom de la morale, contre ce qui se passe à Paris dans ces jours de dévergondage et de profonde immoralité que l’on appelle le Carnaval.

Si l’on ne nous a point entendus, ce n’est pas de notre faute ; si nos seigneurs de la grande presse ne nous imitent point, nous n’y pouvons rien encore ; il ne nous reste qu’ à prêcher l’exemple, désireux que nous sommes de faire germer un peu de bien en ce monde, o ù nous voyons tant de mal. Nous savons bien que les gens qui rient de nous en sauront peu gré, et qu’ils ne manqueront pas d’attribuer à l’état précaire de nos finances ce qu’ils appellent « une abstinence forcée » ; mais à eux nous n’avons rien à dire ni à répondre ; comme nous nous adressons aux travailleurs avant tout, ceux-ci apprécieront la pensée qui nous dicte ces quelques lignes. Il faut des hommes à la France pour qu’elle soit toujours digne de son nom, pour qu’elle préside encore aux destinées du monde, et que tous la qualifient, avec l’un de ses puissants chefs, de belle, d’héroïque, de grande nation. Ses enfants laborieux le savent, et ils n’iront pas s’amollir et se corrompre dans des fêtes scandaleuses pour devenir semblables à ces Romains dégénérés qui n’avaient plus la force de soulever une lance lorsque la barbarie est venue les envahir.

Au milieu du laisser-aller incroyable qui préside à ces jours à la fois si abominables et si funestes ; encore jeunes et plein d’avenir, mais déj à, pour la plupart, usés par la débauche et glacés par l’égoïsme, il est, parmi les classes dites supérieures, des hommes qui abjurent toute dignité, tout sentiment honnête, et font de l’orgie monstrueuse o ù ils se vautrent quelque chose de si ignoble et de si vil, de si bas et de si sale, qu’on ne trouve rien à comparer, même dans les derniers rangs des animaux. Oui, c’est à cette jeunesse soi-disant d’élite, c’est à ces fils de famille qu’il est donné de faire rena ître parmi nous tout un monde d’antiques turpitudes, et d’offrir en spectacle à nos enfants l’effronterie des cyniques unie à la lubricité des satyres. Nous avons pourtant un fait à constater à leur louange, ainsi qu’ à celle de ceux qui les prennent pour modèle ; maintenant ce n’est plus en plein jour qu’ils étalent les peintures de leurs vices et les souillures de leur imagination, c’est au milieu des ténèbres, à l’heure o ù se commettent les mauvaises actions et les crimes, que ce Paris de l’égo ût se lève, aujourd’hui, pour recommencer son immonde bacchanale ; si le soleil du lendemain ne venait pas éclairer la scène et montrer les auteurs épuisés et couverts de fange, on n’en verrait rien que ce que l’ombre laisse deviner ou révèle : l’impudicité et la luxure, les instincts vils et les penchants honteux.

C’est un grand crime du Pouvoir que sa tolérance pour des excès si pernicieux et si funestes ; si un mauvais génie avait pour mission de détruire l’espèce humaine, il nous semble qu’il ne choisirait pas d’autre voie.

Nous ne pouvons faire autrement que de dire quelque chose de ces jours de délire, mais nous n’entrerons dans aucun détail ; notre plume s’y refuse, notre conscience nous le défend. Dans ces réunions honteuses qui se multiplient à l’infini et qui envahissent aussi bien la guinguette que le salon, le théâtre que le cabaret, chacun se voile le visage, non par crainte de rougir, mais pour ne pas être connu. Ailleurs on est hautain, prétentieux, poli avec ses égaux, dédaigneux envers ses inférieurs, l à tout le monde se serre la main, s’embrasse, se tutoie : c’est l’égalité dans toute sa latitude, mais c’est l’égalité du vice. C’est l à que l’homme abjure toute retenue, et la femme toute pudeur. Quiconque sera le plus effronté doit être le plus applaudi ; et, qui le croirait ? on brigue les applaudissements ! Tout est bas, faux trompeur, dans ce tourbillon impur. Les voix se ressemblent et n’ont plus rien de l’organe humain : c’est quelque chose de glapissant, de fl ûté, d’aigre, comme ces cris que font entendre les bêtes fauves dans les bois. Puis quand la bande est bien repue, quand les liqueurs spiritueuses fermentent dans ces cerveaux vides, alors le désordre est à son comble ; c’était affreux, cela devient horrible : ce sont des hurlements prolongés, délirants, frénétiques, qui font que la pitié vous serre le coeur quand on les entend de loin, et qui, de près, feraient croire à une saturnale des démons.

Qui peut dire combien de germes de corruption, de maladie et de mort on va chercher l à ? D’o ù viennent tant de maux honteux ? Pourquoi tant de jeunes femmes infécondes ? Pourquoi tant de jeunes hommes qui se sentent mourir à vingt-cinq ans ?

Et dans les fortes natures que la mort épargne, en est-il qui reviennent pures, même de pensée ? Leur mémoire n’est-elle point salie de ces exaltations libidineuses, de ces récits infâmes qu’on ne craint pas de faire entendre même devant les enfants dont se font accompagner des mères dépravées ; femmes sans entrailles et sans coeur ! Et, dans les familles, quel désordre ! Combien sacrifient des épargnes qui, ailleurs, eussent été employées au bien pour ces colifichets d’un jour, pour ces oripeaux dont on croit se parer et qui avilissent !

Toute femme qui quitte son ménage et qui insinue à son époux de la conduire à ces réunions avilissantes aura bientôt besoin de lui fermer les yeux sur sa conduite. Quels attraits ces lieux peuvent-ils lui offrir ? Quelle âme honnête et chaste n’éprouve pas de répulsion pour de telles horreurs ? Celle donc qui méconna ît ainsi son devoir n’a plus droit à aucune sorte de respect ni d’égard, car elle se fait, par induction, l’égale des prostituées, dont elle envie les plaisirs obscènes et la licence affreuse. Quant à l’homme qui provoque et reçoit sans dégo ût et sans honte l’injure que la dernière des créatures peut lui cracher à la face, nous ne lui ferons point de reproches, c’est une de ces « âmes sales, pétries de boue et d’ordure » comme les désigne La Bruyère, qui ne sauraient s’imaginer à quoi peuvent servir les nobles facultés et la vie de l’honnête homme. On nous reprochera peut-être d’être bien rigides et de faire du puritanisme, en ce siècle, et chez les Français surtout. Ce n’est point à dire que nous repoussions toute distraction et tous plaisirs, parce que ceux dont nous avons parlé nous répugnent. Il y a de nobles fêtes dont la France a montré l’utilité et la beauté sans égale à une de ces époques glorieuses dont elle aura toujours le droit d’être fière, et à ces fêtes nous serions bien heureux de participer ; il y a aussi des réunions intimes et douces, pleines de décence et d’abandon fraternel auxquelles on peut toujours prendre part, puisque les bonnes moeurs n’y font qu’y gagner. Quant aux autres, nous les considérerons toujours comme nuisibles et funestes pour les hommes d’une grande nation ; car, dans sa joie, comme dans ses peines, il ne faut jamais qu’un peuple oublie qu’il est sous les regards de Dieu.

L’ATELIER,

ORGANE DES INTÉRÊTS MORAUX ET MATÉRIELS DES OUVRIERS.

Celui qui ne veut pas travailler ne doit pas manger.

Liberté, Égalité, Fraternité, Unité.

4ème année, n°6

MARS 1844

pages 95 – 96.

(BHVP PER 4°167)

Commentaires

On apprend entre les lignes de ce texte contre le Carnaval de Paris que celui-ci est immense et touche largement toutes les couches de la société.

En 1790, cinquante-quatre ans auparavant, une lettre du maire de Paris Bailly, à La Fayette, chef de l’armée parisienne, concernant l’interdiction du Carnaval de Paris, témoignait déj à de ce que cette fête était la plus importante de la ville : « je ne peux m’empêcher de vous observer que c’est demain le jeudy gras, que parmi le peuple, l’explosion de la joye est plus forte ce jour la que les autres jours de l’année »…

Cet article de mars 1844 atteste que la jeunesse parisienne est nombreuse à participer au Carnaval de Paris, mais pas seulement elle. On y participe aussi en famille. On se masque et se costume systématiquement et on n’hésite pas à faire des dépenses pour cela. On se tutoie, se serre la main, s’embrasse, l’atmosphère est chaleureuse. La fête est très joyeuse et la gaudriole y est reine.

C’est un moment privilégié o ù se desserre le carcan puritain. Hommes et femmes, tous rivalisent d’humour dans de très joyeuses assemblées o ù on se raconte quantité d’histoires lestes et drôles dont profitent largement les enfants (qui font ainsi leur éducation carnavalesque et préparent l’avenir du Carnaval de Paris). Le Carnaval de Paris est le théâtre de beaucoup d’intrigues amoureuses. On y va en groupes [« bandes »]. On aime bien y pousser des cris, des clameurs (chose déj à attestée en 1790, dans la lettre du maire de Paris Bailly : BNF Ms Fonds français 11697- Fol 38 v°).

Basile PACHKOFF

Paris, le 4 octobre 2001.